Allemagne d'aujourd'hui, n°178/octobre - décembre 2006, Secrets de famille,non–dits ou tabous? Présence du passé national–socialiste
dans lalittérature allemande contemporaine
EAN13
9782859399580
ISBN
978-2-85939-958-0
Éditeur
Presses Universitaires du Septentrion
Date de publication
Collection
Allemagne d'aujourd'hui
Nombre de pages
224
Dimensions
21 x 13,5 x 1,3 cm
Poids
275 g
Langue
français
Fiches UNIMARC
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Allemagne d'aujourd'hui, n°178/octobre - décembre 2006

Secrets de famille,non–dits ou tabous? Présence du passé national–socialiste dans lalittérature allemande contemporaine

Presses Universitaires du Septentrion

Allemagne d'aujourd'hui

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En ce début de nouveau millénaire, le paysage littéraire germanophone accorde une place considérable à des œuvres (auto)biographiques, documentaires, fictionnelles ou poétiques qui reviennent sur le passé national-socialiste, la Seconde guerre mondiale et leurs répercussions sur l'après-guerre. Si ce sujet n'a jamais été absent de la littérature allemande, sa recrudescence actuelle témoigne d'un saut aussi bien quantitatif que qualitatif (le nouveau « roman familial »1). Selon Aleida Assmann, l'actuelle littérature du souvenir « traduit les non-dits de la mémoire familiale privée dans la mémoire culturelle et les reconduit de l'inconscient vers la réflexion publique »2. Le présent dossier se propose d'élucider cette évolution. Quelles sont les modalités actuelles, en littérature, du retour sur le passé national-socialiste? De quelle façon la littérature réagit-elle aux débats ambiants portés par le discours social, comment se positionne-t-elle? Quels thèmes sont mis en avant, quelles stratégies narratives et quels partis pris esthétiques sont adoptés? Quelles différences constate-t-on d'une génération d'auteurs à l'autre, entre enfants et petits-enfants des acteurs de l'époque?

Sur le plan littéraire, la parution, en 2002, de Im Krebsgang de Günter Grass a été considérée comme la fin d'un « tabou », celui de thématiser les victimes allemandes de la guerre au lieu de représenter le passé en mettant l'accent sur la culpabilité allemande. Trente ans après la publication de Kindheitsmuster (1976) de Christa Wolf, Günter Grass semble vouloir renouer avec deux fils narratifs apparemment abandonnés par sa collègue et rendre plus explicite ce qui est pourtant déjà bien présent dans ce roman de C. Wolf où on lit au début: « D'autres ébauches, plus anciennes, commençaient autrement: par l'exode – lorsque l'enfant avait presque seize ans –, ou par la tentative de décrire le travail de la mémoire, comme une démarche de crabe, [...] »3. Que d'autres que Grass se soient saisis de cette thématique a été vite évincé du débat. Ce qui comptait était le fait que Grass, considéré comme un auteur et intellectuel exemplaire en matière de « maîtrise du passé », ait choisi ce sujet tout en problématisant le rapport de la gauche aux souffrances des civils allemands pendant la guerre, lui reprochant – et se reprochant à soi-même – d'avoir laissé cette thématique à la droite et à l'extrême droite. Au niveau littéraire, ce livre fut immédiatement suivi en 2003 et 2004 par nombre d'autres publications liées au passé national-socialiste. Ici, le livre de Grass n'a pas pu être déclencheur, l'écriture des autres textes ayant commencé bien avant. Il faut donc interroger l'actuel intérêt pour le sujet à partir d'un changement du rapport au passé en Allemagne intervenu depuis la chute du Mur.

Après 1989, les débats historiographiques, intellectuels et littéraires portaient essentiellement sur l'appréciation et la réévaluation du passé de la RDA. Le nouvel essor des théories du totalitarisme dans ce contexte aboutissait à des approches comparatistes entre les dictatures, thématique déjà au cœur du Historikerstreit en 1985, avec le risque de mettre sur le même plan les deux « États de non droit » et de méconnaître les différences entre les systèmes national-socialiste et est-allemand4. Sur le plan littéraire, le début des années 1990 était marqué par les débats sur la littérature est-allemande, sur le rapport entre politique, morale et esthétique. Alors que les écrivains est-allemands les plus connus étaient accusés d'avoir produit une « esthétique d'opinion », un verdict semblable frappait une partie de la littérature « engagée » de l'ancienne RFA, accusée d'œuvrer dans le sens de la « légitimation d'une société ». Selon Clemens Kammler, ces débats visaient à instaurer une conception de la littérature selon laquelle celle-ci ne participe plus au travail de mémoire d'une société5. Ces « vœux » ont été remis en question par la production littéraire même des années 1990, comme en témoignent l'incessante quête du « Wenderoman » pendant toutes ces années et le retour sur le passé est-allemand de la part de différentes générations d'auteurs.

Depuis le milieu des années 1990, il existe également un nouvel intérêt pour le passé national-socialiste, provoqué par les commémorations du 50e anniversaire de la fin de la guerre. Ainsi, deux œuvres fictionnelles très distinctes parues en 1995 ont fait parler d'elles: Flughunde de Marcel Beyer et Der Vorleser de Bernhard Schlink. Marcel Beyer, né en 1965 et représentant de la génération des « petits-fils », ne s'intéresse pas encore – contrairement aux auteurs de sa génération, aujourd'hui – à l'histoire familiale, à la question de la transmission trans-générationnelle de l'héritage du passé, et il opte pour une perspective interne au Troisième Reich. Si le livre de Beyer a été remarqué pour son approche narrative, la nouveauté du roman de Schlink résidait dans le regard jeté sur les rapports de la seconde génération avec les acteurs nationaux-socialistes, rompant avec le geste accusateur de la génération des soixante-huitards contre les « bourreaux »6. Si certains, comme Harald Welzer, y voient une tentative de réconciliation ainsi qu'une métamorphose du bourreau en victime, la critique portait en général sur le caractère trivial du roman et sur le risque de manipulation du lecteur, amené à ressentir de la « compassion avec un monstre »7.

Depuis 1995, les débats et controverses concernant le rapport au national-socialisme vont s'accélérant. Parallèlement aux commémorations du 50e anniversaire de la fin de la guerre, l'exposition sur les crimes de la Wehrmacht organisée par le Hamburger Institut für Sozialforschung8 posait pour la première fois la question de la participation active des soldats allemands aux crimes de masse nationaux-socialistes. Cette exposition, aussi bien que le débat autour du livre de Daniel J. Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler (1996), qui ramenait la participation d'« Allemands ordinaires » dans l'Holocauste à un antisémitisme « éliminationniste » ancestral, foncièrement allemand9, peuvent être considérés comme des événements déclencheurs qui ont conduit les Allemands à s'interroger sur l'implication de membres de leurs propres familles dans les crimes du national-socialisme et à thématiser celle-ci dans un contexte englobant plusieurs générations10. Les réactions hostiles notamment à l'exposition sur la Wehrmacht, dont on trouve l'expression immédiate dans le documentaire Jenseits des Krieges (1997) de Ruth Beckermann11, ont toutefois révélé dès cette époque le clivage entre un savoir historique et une « mémoire culturelle » institutionnalisée et ritualisée, rendant hommage aux victimes de l'Holocauste et reconnaissant la culpabilité allemande, et l'image de soi des Allemands, la transmission du vécu familial dans l'échange intergénérationnel, en grande partie constitutif de la « mémoire communicative », si on suit les catégories proposées par Jan Assmann. Selon Harald Welzer, « l'encyclopédie » sur le passé national-socialiste se trouve côte à côte avec « l'album de famille » dont les images se distinguent profondément des crimes, exclusions et de l'extermination, et mettent l'accent sur l'héroïsme et la fascination, la souffrance, le renoncement et le sacrifice des Allemands12.

Le clivage entre « mémoire culturelle » et « mémoire communicative » se trouve au centre du discours tenu par Martin Walser à l'Église Saint-Paul lors de la réception du Prix de la Paix des libraires allemands en octobre 1998 et de la controverse qui s'en est suivie. Walser dénonçait « l'instrumentalisation de la mémoire d'Auschwitz » par les médias ainsi que le rappel permanent, tel qu'une « massue morale », de la « honte nationale » des Allemands. Ces propos polémiques ont été provoqués par la critique adressée à son dernier roman Ein springender Brunnen, dénonçant l'absence de toute référence à l'Holocauste. Dans ce roman, Walser réclamait en effet le droit de parler du passé sans devoir tenir compte du savoir historique ultérieur. L'enjeu de ces propos est de taille, dans la mesure où la primauté de la mémoire ind...
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